Dulcie September en couverture de September, Crime d'Etats,

September

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Ils ont longtemps pensé que le meurtre de Dulcie September, l’émissaire de Mandela à Paris, un petit matin frisquet de 1988, resterait à jamais impuni.

Il faut dire que leur crime était presque parfait. Pourtant ils se sont trompés.

La nouvelle enquête de Chloé Bourgeade (jeune) détective privée, et de son ami Racine, qui vont débusquer une étrange alliance black/blanc/boer.

12,00

Jacqueline Derens

« Quand il n’y a pas de volonté politique pour trouver la vérité et punir les coupables, une fiction à le pouvoir de nous donner le sentiment du devoir accompli. Trucider trois personnages louches qui auraient pu être les assassins de Dulcie September, tuée par balles à la porte de son bureau à Paris par un mystérieux tueur sur les ordres de non moins mystérieux commanditaires, ce 29 mars 1998, satisfait à notre exigence de justice. Mais ce faisant, il reste aux lecteurs une autre énigme à résoudre . Qui a tué les méchants ? L’Ange exterminateur ? – September , Secret d’états par Gérard Streiff »

Lectures de l’Oncle Paul

« Une information chasse l’autre, et le voile de l’oubli tombe dessus inexorablement.
Qui se souvient de l’assassinat de Dulcie September le 29 mars 1988 ? Qui se souvient d’ailleurs de Dulcie September, hormis quelques communes qui ont donné son nom à des places, des rues, des établissements publics ? »

« Gérard Streiff n’oublie pas d’entourer son intrigue de notes d’humour, ce qui n’enlève en rien la gravité de l’enquête d’un épisode du passé, passé sous silence. »

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1

Elle quitte de bonne heure son appartement, avenue de la Convention, à Arcueil. Tout de suite elle presse le pas car, c’est bien connu, elle a horreur d’être en retard. Un homme fait mine d’attendre l’ouverture du garage Renault, près de son domicile, et l’observe. Elle n’y prête pas attention et, comme tous les matins, s’en va prendre le RER B à la gare Laplace. Dans le train, tout autour d’elle, l’assistance bouquine, feuillette son journal ou somnole. À la station Gare du Nord, c’est, comment dire, la cohue maîtrisée, le bordel organisé : une foule se presse, se côtoie, se frôle, s’évite, se contourne, tout le monde se hâte et suit son parcours, programmé, un vrai ballet chaque fois improvisé. Ça descend, ça monte, ça court, comme d’habitude.
Elle échappe au tourbillon et passe, rue de Dunkerque, à la hauteur du kiosque à journaux. Elle n’a pas le temps de lire la Une des quotidiens mais repère tout de même quelques gros titres d’hebdomadaires. François Mitterrand brigue un nouveau mandat, Saddam Hussein change de tactique avec l’Iran, Mikhaïl Gorbatchev s’interroge sur l’Afghanistan.
Il fait froid ce matin à Paris ; il y a pourtant du monde aux terrasses. On la regarde passer, les hommes bien sûr, des femmes aussi. Il est vrai qu’elle est ce qu’on appelle une belle femme, grande, vive. Une quadra au visage long, grave, ou sérieux si l’on veut, mais surmonté d’un chignon un peu penché, qui donne à l’ensemble une touche de fantaisie, à l’anglo-saxonne. Ce chignon mis à part, tout chez elle est déterminé, le regard, le pas, la manière de bouger le corps, la bouche aussi.
À présent, il lui faut un petit quart d’heure à pied pour rejoindre son bureau. Méthodique, elle profite de ce cheminement matinal pour résumer son emploi du temps. D’autant qu’elle va avoir une journée bien chargée, mais en fait toutes ses journées sont chargées depuis qu’elle est à Paris. Elle récapitule. Apporter la touche finale à son discours de dimanche, se le mettre en bouche. D’ordinaire, elle lit ses textes en anglais qu’un proche traduit mais cette fois elle va faire effort pour le prononcer en français même si son ami Marcel se moque de son « épouvantable accent », un reproche dont elle sourit mais qui a le don de la vexer, un peu. Au programme est prévue aussi une rencontre en fin de matinée avec plusieurs associations amies. Il lui faudra également se soucier, mais elle fera ça plus tard, cette après-midi par exemple, de son prochain déplacement prévu dans le Nord de la France.
Elle tourne à droite sur Lafayette qui bouchonne déjà, passe devant le siège du PC parisien et, place Liszt, descend la rue d’Hauteville, moins encombrée. Elle longe la Cité du Paradis, tout un programme, elle sourit systématiquement à la lecture de cet intitulé, le Paradis… et prend, à gauche toute, la rue des Petites écuries.
Elle aime ce Paris populaire, métissé, « comme moi » sourit-elle in petto. Métisse elle est en effet. Elle sait qu’il existe aussi ce mot de mulâtre, mulâtresse mais elle l’a en sainte horreur, cela lui fait trop penser à mulet ! Le matin, il lui est arrivé, dans cette rue, sa rue, de croiser des musiciens qui sortaient d’un établissement voisin, un club de jazz, le New Morning. Ils finissaient leur job quand elle attaquait sa journée. Hier encore un jeune black poussait, par moments on avait l’impression qu’il se laissait tirer, une contrebasse aussi grande que lui, dans sa housse à roulette.
Aujourd’hui la rue est calme. Peu de circulation.
Le teinturier ouvre sa boutique. Un bistrotier nettoie ses tables. Le facteur commence sa tournée, deux touristes tentent de se repérer. Le rideau métallique du magasin d’articles de sport, Show-Chaud, est encore fermé. Numéro 28 : elle est chez elle ou presque. Elle pousse la lourde porte cochère qui ouvre sur un long couloir, carrelé, parcouru par des rails. Sans doute les vestiges d’une fabrique locale ; elle imagine un wagonnet qui devait sillonner à longueur de journée le corridor. Il reste encore çà et là des ateliers en fonction.
La concierge lui tend son courrier.
L’immeuble est composé de trois bâtiments. Elle passe devant les entrées A et B, sur sa gauche, la porte C, la sienne, est au fond de la coursive, à droite, donnant sur une cour en demi-lune. Elle est presque arrivée, son bureau est au quatrième.
Elle prend l’ascenseur, le genre d’appareil qui couine, et grince et soupire, elle a toujours l’impression qu’on leur en demande trop à ces engins. Sortant à son étage, elle remarque à peine par terre deux mégots, des Marlboro précisera l’enquête, c’est tout à fait inhabituel, il faudra qu’elle le signale à la concierge. Elle cherche sa clé au fond du sac, va pour ouvrir son bureau. Un bruit de pas derrière elle, deux hommes descendent du cinquième. Elle est plaquée contre la porte. Un revolver vise sa tête. Tire. Cinq balles.
L’arme est munie d’un silencieux, le crime fait à peine plus de bruit qu’une lettre qui tomberait au fond d’une boîte.
Il est 9 h 45 ce 29 mars 1988.

2

« Enquêtes en tout genre » dit le panonceau à l’entrée de l’agence Sémaphore, 200 quai de Valmy, Paris xe. En cette fin de journée, tout le monde s’est replié dans le bureau de la directrice Marike Créac’h. Il y a là, autour de la « patronne », Armand Villemin, dit Burma, un quinqua trapu qui est en analyse permanente ; Christian Traore, élégant Franco-malien baptisé Lupin l’Africain et Chloé Bourgeade, ou Fred pour sa patronne, trentenaire androgyne, à présent au centre de toutes les attentions.
Après quelques échanges convenus, et sans entrain, sur les municipales à Paris en ce printemps 2020, actualité oblige, l’équipe en effet trinque à l’issue heureuse de la dernière enquête de Chloé. La jeune femme, en effet, vient de résoudre une drôle d’affaire qui lui a pris une bonne semaine. Sa cheffe et ses collègues n’en finissent plus de la féliciter. Chloé pourtant sort un peu groggy de sa recherche. Elle ne sait pas bien pourquoi mais l’histoire lui a laissé un drôle de goût.
Tout a commencé avec la visite d’un certain Jean Jérôme, le responsable de la chaîne Canal noir, notamment connue pour son émission phare, « Recherches ». Cette série était une sorte de reprise d’un concept du grand aïeul Patrick Basatier, « Avis de recherche ».
Il s’agissait de répondre à des appels du public signalant des disparitions de personnes mais la production pouvait aussi mettre en scène des affaires criminelles non résolues, où la police était apparemment en échec.
Toutefois le programme de Canal noir avait perdu de son peps, l’audimat ne suivait plus, la chaîne était même sur le point de licencier l’animatrice, une grande bringue aux allures de garçonne (que tout le monde surnommait la Pythie, pour son côté devineresse). Or cette dernière avait pris les devants en quittant le groupe, la presse people en avait fait ses choux gras un mois durant. La Pythie était passée avec armes et bagages à l’ennemi, à Canal polar.
Elle y avait repris, sans transition et sans vergogne, le concept de l’émission, sous le titre un brin provocateur de « Délations ». Si le procédé n’était pas forcément loyal, il était dans l’ordre libéral des choses. Là, épaulé par un nouveau chef opérateur, elle avait fait preuve d’une efficacité spectaculaire en résolvant vite et bien la première enquête. Il s’agissait d’une affaire confuse où pourtant elle avait pris de vitesse la police, expliquant brillamment le crime et s’assurant un joli succès d’audience. Un vrai feu d’artifice.
Ce scoop avait rendu fou furieux Jean Jérôme qui venait d’entamer une procédure en justice pour contester cette concurrence déloyale ; il sollicitait en même temps l’aide de Sémaphore pour nourrir son dossier, trouver quelques éléments sur le monde de la Pythie, le fonctionnement de sa société de production, ses sponsors, la faune qui l’entourait. Chloé Bourgeade avait été chargée de ce travail.
Comme elle n’était pas spécialement une accro du petit écran, elle avait commencé par découvrir l’émission en question. Le générique avait de quoi surprendre : sur une musique hystérisante, la caméra traversait rapidement un no man’s land comme si c’était un champ de mines dans le grand nord syrien puis fixait un buisson derrière lequel on devinait un corps recroquevillé. L’image s’attardait ensuite sur le cadavre, criblé de balles, et l’incruste demandait « C’est qui ? » Le titre de l’émission « Délations » occupait alors tout l’écran, et la Pythie faisait son entrée sur le plateau. Triomphale, théâtrale.
D’emblée elle donnait l’identité du cadavre. Il s’agissait d’un restaurateur de Fontainebleau, pas un trois-étoiles Michelin certes mais un commerçant connu, respecté. La Pythie se montrait donc capable de nommer la victime, avant la police, ce qui n’était déjà pas banal mais en prime, si l’on peut dire, elle annonçait au cours de l’émission avoir trouvé le mobile de ce meurtre : l’arrière-salle du commerce bellifontain était devenue la plaque tournante régionale du trafic de drogues de toutes sortes. Un marché qui manifestement s’était déréglé dans la dernière période provoquant la mort du pécheur.
Défilèrent ensuite plusieurs témoins, en ombre chinoise, affirmant, la voix déformée, avoir eu l’habitude de s’approvisionner dans ce lieu.
La Pythie paradait. Elle se permettait même, en fin d’émission, d’inviter sur le plateau un « officiel » qui dut confirmer et l’identité de la victime et l’existence du trafic. L’animatrice triomphait sur toute la ligne. La délation fonctionnait. L’animatrice se répandait en remerciements à son équipe, à ses informateurs, au public sollicité. « Pas question d’en dire plus » souriait-elle, coquine, invoquant le secret des sources, parlant même de déontologie.
Chloé pourtant reste perplexe. Par chance, elle repère dans le générique de fin le nom d’une assistante de production, Bernadette Dumal, un nom difficile à oublier même pour une cervelle d’oiseau comme elle (son ami Racine, plus tard informé de ce patronyme, ricanera : « T’imagines si elle s’était prénommée Fleur ? »). Ancienne collègue de fac, Bernadette Dumal avait passé, comme Chloé, son diplôme de « privé » à Melun mais s’était orientée finalement vers la télé. Une fille aimable mais étrange, fragile, qui avait peur de son ombre. Chloé Bourgeade la contacte, lui parle de l’émission, de ses recherches et elle sollicite un rendez-vous. Elle s’attend à devoir argumenter. Ces gens des médias n’aiment guère qu’on parle de leur tambouille. Or l’autre accepte la rencontre, comme soulagée.
Ils se retrouvent au café du Conservatoire, à Jaurès.
– Je ne sais pas pourquoi, j’avais peur que tu refuses cet entretien, glisse Chloé.
– Au contraire, ça m’arrange.
–  ?
– J’ai l’impression d’être piégée, reconnaît tout de go Dumal.
En face du café, un SDF a étendu un matelas sur le sol, entre deux platanes. Il ne cesse de balayer le trottoir, comme si c’était son intérieur. Les passants contournent sa « chambre ». Chloé regarde son invitée :
– Dis m’en plus, s’il te plaît.
– Je me sens piégée, je te jure, répète l’assistante de production.
Bernadette Dumal a intégré il y a deux mois la nouvelle équipe de la Pythie, mais elle se trouve comme une pièce rapportée dans le petit clan d’inconditionnels qui forme la garde rapprochée de la journaliste… et de son chef opérateur.
Celui-ci, Paul Mercado, semble bien être le vrai boss.
Dumal hésite, se tait à nouveau, se reprend :
– Ce type, Mercado, est très lié à l’animatrice, il est probablement son amant. En tout cas, il la domine. Ça, je m’en fous un peu, c’est pas mes oignons, si tu veux. Ce qui me gêne, c’est que ce type n’est pas clair.
– Pas clair comment ?
– Il a un côté petite frappe, une dégaine de voyou.
Nouveau silence.
– Bon, c’est pas une question de dégaine non plus. C’est la manière dont s’est déroulée la première émission de « Délations » qui m’a choquée. Et le mot est faible. Cette façon d’identifier le mort, de tout expliquer du premier coup, franchement, c’était pas normal. J’ai bien vu comment ça manœuvrait pendant la réalisation de l’émission. Un sac d’embrouilles. J’arrête pas de cogiter depuis, d’émettre des hypothèses plus épouvantables les unes que les autres. Je me fais peur, si tu veux savoir. Alors quand tu as appelé, ça m’a soulagé ! Je me suis dit que j’allais pouvoir partager mes idées noires.
– Ne te gêne pas.
Ce n’était qu’une supposition, Bernadette Dumal ne disposait d’aucune preuve mais elle avait retenu que c’était Mercado qui avait suggéré l’affaire, puis qui avait mis le premier un nom sur la victime, inconnue jusque-là. Tout seul, comme un grand. D’où tenait-il ce scoop ? Mystère. N’empêche, ce type est un cauchemar.
Pourquoi Dumal n’avait pas fait part de ses doutes à la police ? Car les flics bien sûr sont venus poser quelques questions aux gens de la production après l’émission.
– J’ai rien dit parce que j’ai une sainte horreur de l’uniforme. Question d’héritage, de famille, de culture, d’expérience… Mais avec toi, je peux parler. Non ?
Quand les deux filles se quittent, la privée se demande ce qu’elle va faire de ce témoignage. Elle informe Marike Créac’h de l’échange et, ensemble, elles décident de prendre au sérieux la mise en cause de Mercado. Conclusion ? Faut filocher le bonhomme.
Celui-ci, par vanité, par imprudence ou tout simplement parce qu’il est innocent, ne semble prendre aucune précaution. Chloé Bourgeade, deux jours de suite, peut le suivre et le photographier sans problème. Premier enseignement : Mercado a un train de vie très au-delà des moyens ordinaires d’un chef opérateur. Il fréquente volontiers les meilleures tables et le bar du Meurice, un palace dont Chloé venait d’apprendre qu’une de ses suites, quatre chambres attenantes au dernier étage, se négociait 25 000 euros la nuit !
À plusieurs reprises, Mercado s’affiche avec un cador, personnage corpulent et barbu, que l’équipe du Sémaphore va identifier sans peine comme un malfrat brésilien fameux, Wallace Sousa, qui avait défrayé la chronique il y a plusieurs années.
Chloé Bourgeade, avec l’accord de sa patronne, estime avoir de premiers éléments pour proposer un pré-rapport à Jean Jérôme. Il y a là (le témoignage de Dumal, le rôle de Mercado, ses fréquentations) assez de billes pour alerter le CSA, jeter le doute sur la chaîne concurrente, avec l’objectif de l’obliger à retirer son émission des programmes. Sans préjuger des suites judiciaires éventuelles.
Car Chloé ne s’interdit pas, in petto, d’imaginer le pire, genre : Mercado serait lié au milieu ; ce serait ses « proches » qui auraient exécuté le commerçant bellifontin ; en liquidant un canard boiteux, ils fourniraient du même coup un joli scoop au chef opérateur. Coup double et même peut-être triple car en propageant ainsi l’info, l’émission fonctionnerait comme une mise en garde pour d’autres vassaux : voyez le sort qui vous est réservé si vous marchez pas droit ! Tant qu’on y est, mais là Chloé rêve carrément, pourquoi s’interdire de penser que Mercado pourrait être le tueur. Du crime au spectacle du crime, c’est ce qu’on pourrait appeler un circuit court.
Pur délire ? Peut-être. Reste que tout cela ne la regarde plus vraiment ; elle a débusqué de beaux lièvres du côté de la Pythie, alerté Jean Jérôme, rempli sa part du contrat, son job est terminé. Avant de boucler le dossier, elle a encore une pensée pour Bernadette Dumal. Elle va peut-être lui conseiller de changer de métier, ou au minimum d’entreprise…

3

Chloé retrouve Racine sur l’Andante, son pied-à-terre. Son pied sur l’eau plutôt car l’Andante est une péniche de poche stationnée au port de l’Arsenal, à hauteur de la passerelle Mornay, côté boulevard Bourdon, à l’emplacement numéro 104. L’ex-libraire a ce soir le look de Gene Wilder dans « Frankenstein junior », avec ses cheveux hirsutes quand il rate ses expériences (Wilder, pas Racine) mais la jeune femme se garde bien de le lui dire. Racine a un sens modéré de l’humour.

Il est à demeure sur l’Andante, même si le couple fait la plupart du temps cabine à part.
Racine a mis sa tenue de parfait petit cuisinier, veste « de travail » blanche, pantalon de toile clair et babouches. Il ne lui manque que la toque du chef mais la coiffure aurait bien du mal à tenir avec sa touffe afro. La privée se rappelle la confidence qu’il lui avait faite un jour, son rêve d’être un homme au foyer, mais il prétend ne plus s’en souvenir. En tout cas, ce soir, il tient à préparer le dîner.
Racine a mis entre parenthèses son histoire de bibliothèque ambulante. Par la force des choses. Il avait commencé en effet à sillonner l’Ile-de-France (et un peu la Bourgogne) avec une camionnette bourrée de bouquins selon le principe : si tu ne viens pas au livre, le livre viendra à toi. Mais son projet est en stand by. Non pas qu’il renonce à sa vocation de bibliophile militant mais son matériel n’a pas suivi. Sa fourgonnette, d’occasion il est vrai, a rendu l’âme sur une départementale du 77, au beau milieu des champs de betteraves. Il lui faut à présent convaincre sa banque, réunir des fonds, entreprendre si besoin un crowdfunding, un financement participatif, pour s’offrir un nouveau véhicule, l’aménager. C’est dur la culture, répétait son père comme un mantra. Il ne croyait pas si bien dire. Pour l’heure, son engin et ses bouquins ont trouvé asile chez un ami du côté de Melun.
Au menu ce soir, c’est steak tartare façon Racine et baste. Chloé, végétarienne sur les bords, fait la moue.
– OK, on va réduire notre conso de viande. Demain, promis, juré. Mais avant de s’installer dans ton goulag de laitue, accordons-nous cette dernière petite faveur.
Ces deux-là ne sont pas sur la même longueur d’onde côté repas. Lui se pique de gastronomie, elle milite pour le ventre plat. Comme à son habitude, il détaille sa recette : 400 grammes de bœuf, des aiguillettes de rumsteak de préférence, coupé au couteau, puis du sel, du poivre, du jus de citron, de l’échalote ciselée, de la cébette, des oignons nouveaux, une pincée de ciboulette et un chouïa, un gros chouïa, d’huile d’olive !
Et une bouteille de Brouilly en accompagnement. Lui voulait ainsi marquer la fin de l’enquête de Chloé sur « Canal noir » mais elle n’y tenait pas spécialement. Alors ils célèbrent le nouveau job, certes provisoire, de Racine. Car il n’est pas que cuisinier, l’ex-libraire. Comme il squatte l’Andante, et qu’il est d’un abord cordial, la capitainerie de l’Arsenal l’a repéré et vient de lui proposer d’écrire l’histoire du site, d’en réaliser un petit abécédaire. Sous forme de brochure, ce travail serait remis aux plaisanciers. Il a naturellement accepté.
Entre consultation des archives et visite des plaisanciers voisins, il ambitionne de devenir l’expert du port. Déjà il est capable de parler des heures durant du bassin, des quais, des bateaux, petits, moyens et gros, des navires école, des rafiots à vendre, de l’écluse du pont Morland vers la Seine, du passage vers le canal Saint-Martin. Il sait que l’eau du port ne vient pas de la Seine, toute proche pourtant, mais de la Marne ! Il fait la différence entre les marins de passage et les abonnés des quais, collectionne les petites manies des uns et des autres.
Racine a commencé à faire plus ample connaissance avec quelques voisins, un tout petit échantillon il est vrai du vaste monde du port car il y a près de deux cents places à l’Arsenal, cent soixante-dix exactement. Il se trouve plutôt en bonne compagnie. Il a compté beaucoup de Nordiques, des Belges, des Hollandais, des Allemands, des Anglais. Pour l’essentiel, ils ne font que passer. Ça circule beaucoup, il y a du turn-over, comme on dit. Racine a entendu le chiffre de 1 500 bateaux par an.
Et puis il y a des résidents. Enfin c’est ainsi que lui les nomme car on ne parle pas vraiment de séjour permanent, les douze mois de l’année, à l’Arsenal. Pas question de dire en effet qu’on « habite » là ni de s’y faire adresser du courrier par exemple. Mais à ces détails près, on s’arrange. Il suffit, trois semaines par an (l’été de préférence), d’aller se faire voir ailleurs. Les plus audacieux empruntent la Seine pour un tour de France, d’Europe voire du monde ; les autres, plus prudents, font un saut jusqu’au bassin de la Villette, soit un peu plus de deux heures de navigation, en remontant le canal Saint-Martin par la voûte Richard Lenoir sur deux kilomètres puis en passant plusieurs écluses, à partir de République (dont celle de la rue Dieu)… Une mini-croisière en somme du côté de Stalingrad. Puis retour au port. C’est histoire de dire qu’on a bougé, un peu.
Thérèse, par exemple, la doyenne, est une vieille dame charmante installée sur Pingouin, facile à reconnaître : il y a de la dentelle à tous les hublots. Elle y vit entourée de ses livres et de ses souvenirs, depuis l’ouverture du port, en 1983. André, trentenaire, musicien, s’est offert il y a peu une embarcation de douze mètres ; chaque mois il paye sa place, un loyer en somme, de 400 euros. Patrick, retraité, lorrain, ancien officier dans les transmissions, a une lubie : il a pris l’habitude de sortir, via la Seine, prendre l’apéritif sous la Tour Eiffel, « un rêve de gosse » répète-t-il. Racine n’a pas bien compris si son rêve était de prendre l’apéritif ou de voir la Tour Eiffel, certainement les deux. Pamela, une Néo-Zélandaise, est là six mois de l’année. Tom-Tom et Nana (des pseudos se dit Racine, perspicace) sont deux Belges amoureux fous de Paris.
Et puis, sur Typhon, il y a Conrad, enfin c’est ainsi que tout le monde l’appelle. Lui a toujours refusé de dire son vrai nom. Conrad, c’est le chouchou de Racine, un ex-mataf qui a bourlingué sur toutes les mers du monde. Las, une sale maladie l’a cloué ces dernières années dans un fauteuil. Alors Conrad nostalgise sur son rafiot.
Thérèse, André, Conrad, le couple belge forment le noyau dur, un vrai petit village, avec ses rituels, ses petites habitudes. Chaque vendredi, par exemple, au Club House, sous la Capitainerie, Thérèse anime un atelier de conversation. Ce qui permet aux bavards français de s’exprimer pleinement et aux étrangers d’apprendre à bavarder en français.
Attentif à tous les potins et aux moindres incidents, proche des « villageois » de l’Arsenal, Racine s’est également familiarisé avec la dizaine d’agents du port, les suivant volontiers dans leurs opérations, partageant avec eux certaines tâches. Il a su entrer dans l’intimité des lieux, et certains propriétaires de bateau n’hésitent pas à lui confier les clés de leur bâtiment quand ils s’absentent. « Une vraie pipelette ! » se moque Chloé, amusée par la rapidité avec laquelle son compagnon a su se fondre dans le paysage.
Il vient d’ailleurs de copiner avec un des derniers arrivants, installé il y a moins d’une semaine, un septuagénaire aux allures prospères, Joseph W.
– Joseph W. ? Un peu court comme nom, il s’appelle vraiment comme ça ?
– C’est ce qu’il dit. Sa fiche d’entrée est à ce nom, Joseph W.. Il possède un yacht d’enfer, le yacht de l’année, un « Classe 420 », très bel engin, deux fois 400 CV, deux cabines, baptisé Uranus. Selon la capitainerie, ce serait un cadre – à la retraite, probablement – d’une société appelée la Scorarm.
L’homme a fait forte impression à Racine. Ce soir, en fin de repas, il ne cesse d’en parler à son amie. W. et son accent à couper au couteau (« Chaime manché franchais »), sans doute un Hollandais. W. et son beau bateau (« zon po pato » se moque l’ancien libraire) qui peut accueillir jusqu’à onze passagers. W. ceci, W. cela.
Chloé, agacée et scrupuleuse, consulte l’air de rien Internet. Elle tempère l’enthousiasme de son cuisinier-libraire :
– Il bosse, ou il bossait, à la Scorarm, tu me dis.
– Affirmatif.
– La Scorarm, tu sais ce que c’est ?
–  ?!
–  Une agence commerciale qui occupe tout un étage de l’ambassade d’Afrique du sud. 35 employés.
–  OK… Ben, il est pas hollandais, alors, mais sud-africain.
–  Probablement. Et ton W.…
–  C’est pas mon W., s’il te plaît.
–  N’empêche Monsieur W. semble être
un commercial un peu spécial.
–  Je t’écoute
–  Si j’en crois toujours Internet et son argumentaire sur la Scorarm, ce serait un marchand d’armes.

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