La propagande des objets familiers

La propagande des objets familiers

50 objets familiers de notre vie quotidienne sont analysés en fonction de leur design, de leur présentation, pour dévoiler leur discours inconscient.En fin de chaque analyse, chaque objet « parle » pour résumer la propagande cachée dont il est l’objet.Ces 50 propagandes sont synthétisées en un texte de conclusion qui dévoile les articulations de l’idéologie du progrès et de la surproduction.

L’auteur, Jean-Luc Coudray, écrivain, dessinateur et scénariste de bandes dessinées humoristiques. Il écrit des nouvelles, des textes courts, des aphorismes, ainsi que des réflexions sur la décroissance.

ISBN

9791096373277

15,00

Alters Echos

« Une très pertinente critique de la société de consommation, s’appuyant sur une analyse fine et documentée, le tout avec une bonne dose de philosophie… et non dénué d’humour. »

OBJETS FAMILIERS DANS ALTER-ÉCHOS

Extraits

L’appareil photo numérique

L’appareil photo numérique a une forme moulée. Sa silhouette est fondue comme si les angles s’étaient ramollis. L’habillage du mécanisme interne ne se limite pas à une enveloppe rationnelle, comme chez les anciens appareils argentiques, mais ajoute de la pensée surnuméraire à la logique de l’objet.
Le fondu, c’est le maquillage de l’articulé en inarticulé. Il dessine, au-dessus des angles de la mécanique, une moyenne qui les annule. Ces courbes artificielles masquent la haute technologie du produit pour la dégrader en un flou qui doit son unité à son imprécision. Il y a effacement du système de fonctionnement, recouvert d’une médiocrité plastique. Le design de l’appareil photo numérique est un ensemble de courbes algébriques qui calculent des raccourcis graphiques entre les angles, affaiblissant la forme initiale dans une interprétation économique. Il ne présente pas un objet réel, mais un objet à la silhouette recalculée, dans une logique mathématique de l’à peu près.
Cette approximation qui dissimule la sophistication tend à faire accepter l’objet comme banal, non précieux, jetable. Nous ne sommes plus dans la fascination de l’outil technologique qui exhibe fièrement ses roues dentées, mais dans le rapport affectif avec un objet complice, proche de nous, comme un crayon ou un porte-clés. L’appareil photo se revendique comme un gadget, à fonction ludique, déculpabilisant l’achat.
Le processus informatique d’élaboration d’images entraîne la quasi-gratuité des prises de vues. On peut photographier comme on parle, c’est-à-dire sans limites. Procédant du langage, le cliché accède à la possibilité du mensonge. Du trucage difficile réalisé autrefois en laboratoire, nous voilà à l’époque de la manipulation sur écran ouverte au débutant où des curseurs détournent à loisir la restitution du réel. Du coup, la prise de vue n’est plus qu’une étape provisoire. Le morceau de vrai capturé n’est qu’un matériau malléable, destiné à être rectifié, dans la vocation générale de la technique de bonifier le réel, c’est-à-dire dans l’idéologie d’améliorer la biosphère en la remplaçant par la technosphère.
Cependant, l’appareil photo numérique ne se contente pas de fournir à l’utilisateur une image provisoire en attente de trucage, mais truque l’image avant même de la produire grâce à une série de fonctions préalables. Magnifier la chair des enfants, augmenter le contraste ou les couleurs, exacerber les couchers de soleil, se choisit avant d’appuyer sur le déclic. Le sélecteur maquillage “ajuste les tons de chair inégaux du visage du sujet pour donner un aspect plus régulier à la peau”. La fonction “Real Life par HP” rétrécit la silhouette de la personne visée tout en élargissant de quelques millimètres les objets. Ainsi, le capteur de l’appareil numérique est défloré de sa neutralité, qui est pourtant la qualité fondatrice du miroir, pour se muer en miroir déformant. La vision du réel est contaminée par la technique qui “l’améliore” avant même qu’il ne s’exprime. Alors que le mensonge respecte encore la syntaxe du langage, les fonctions a priori modifient la syntaxe de l’opération photographique, comme on peut altérer celle de la vie en transformant le patrimoine génétique. L’appareil devient un organe de perception de nature publicitaire qui “positive” le monde en l’appréhendant en rose, grâce à un mensonge découpé en fonctions.
De plus, la photo est regardée moins sur papier que sur écran, elle n’est plus objet dans le monde mais affichage masquant le monde.
Ainsi, la forme moulée de l’appareil numérique est déjà un trucage qui déforme l’apparence de l’appareil avec la même grossièreté que celles des manipulations informatiques grand public ou celle des fonctions simplistes de l’appareil. Cette forme moulée exprime que, grâce à l’outil numérique, le réel devient un gadget transformable à volonté.
Le réel, au fait, c’est quoi ? La nature et les humains, métamorphosés en marchandises par le commerce international qui, en traduisant tout en valeur monétaire, numérise le monde.

La propagande de la forme moulée de l’appareil photo numérique pourrait s’exprimer ainsi :
“Cet outil est ton copain. Il est dessiné de manière approximative et moche comme tu aurais pu le faire sur ton ordinateur. Il va te permettre de reproduire le monde sur un écran et de le falsifier comme tu veux. Tu n’as aucune limite pour fabriquer des images ni pour les transformer. Tes productions, gratuites et jetables, n’auront pas plus de valeur que le monde véritable dans lequel les végétaux, les animaux et les humains se laissent exploiter, falsifier, manipuler comme des images. Grâce à cet appareil, change de camp, joue à l’exploiteur. Évite de cette manière de prendre conscience que tu fais partie de la vie que manipule et désorganise le système technique et financier.”

 

La boîte de cacao bio Casino

La boîte de cacao biologique en poudre « Casino » a pour marque le nom du réseau qui la distribue et la vend, informant sans état d’âme que le distributeur a plus de pouvoir que le producteur.
Cette boîte est divisée graphiquement en deux moitiés. La partie supérieure, claire, verte, affiche ostensiblement « bio » avec le label de l’agriculture biologique. La marque « Casino » est imprimée verticalement, avec moins de lisibilité. Le terme bio se revendique plus fortement que la marque qui se veut discrète, comme si sa présence gênait le message du bio. Le lettrage est en gros bâton, la maquette carrée, solide, presque intransigeante. Dans la partie inférieure, une photographie de bonne qualité, représentant un bol de chocolat, est associée au logo du commerce équitable.
D’une manière générale, la maquette des emballages des produits biologiques est plus élégante, moins agressive et moins vulgaire que celle des emballages classiques. L’esthétique est signe de distinction. L’élégance est un garant de respect. On ne vous hurle pas la présence du produit, donc le produit vous respecte, il n’est pas empoisonné. Cependant, les produits bio Casino n’ont pu s’engager jusqu’au bout dans cette logique graphique. La partie verte a conservé une trace de leur présentation antérieure, qui affichait, avant leur changement de maquette, une famille dansant gaiement sur un décor vert. L’éclairage jaune flou qui soutient le mot « bio » en est le résidu. Cette nuance de couleur mièvre, invertébrée, nous annonce très nettement qu’il s’agit d’un bio d’ambiance. Le produit exprime le bien-être et non l’acte militant. Le bio est représenté comme un produit hygiénique. La nature symbolisée par le « flou artistique » des nuances de vert et de jaune est celle que nous vendent les agences de voyages ou les fabricants de cosmétiques. C’est la nature « fraîcheur », sans odeur et sans moustique, une nature maîtrisée et aseptisée, synonyme de santé et de détente.
L’opposition entre le vert aux couleurs molles de la partie supérieure de la boîte et la photo du bol de chocolat, sombre et savoureuse, présente, assez naïvement, la contradiction de l’intention. La marque veut nous convaincre qu’elle propose un produit réellement biologique, avec tampons et certifications, mais nous rassurer immédiatement : le vert ensoleillé nous dit qu’il s’agit d’un produit sans mystère, transparent. La clarté scientifique et la maîtrise industrielle ne sont pas loin. La boîte, bien sûr, ne propose pas du cacao pur, trop austère pour les bouches enfantines. 32 % de cacao suffisent. On suppose que le restant se compose de 68 % de sucre (de canne cependant).
La nature est donc affichée comme relevant du bien-être alors que l’idéologie du progrès est de fuir les contraintes naturelles. La nature vue au travers de ce produit est à la véritable nature ce que le new-âge est à l’authentique spiritualité. Le new-âge présente la spiritualité comme une recherche du bien-être alors que la spiritualité est une quête de liberté. Nous retrouvons dans le new-âge les musiques molles, les théories invertébrées, les relaxations maternisantes qui bercent et endorment alors que la recherche de vérité exige éveil et effort. Lorsque la nature est présentée comme un cosmétique, nous pouvons nous douter que nous avons oublié la liberté. Or, c’est bien notre liberté que nous avons perdue en détruisant la nature, comme le montre Bernard Charbonneau, et non le bien-être, que le confort actuel a plutôt amélioré. Associer le bien-être et la nature, c’est intégrer la nature dans la liste des éléments confortables, comme le chauffage central, l’automobile ou les vitres isolantes.
La liberté est rarement confortable. Elle n’est pas un produit mais une conquête. Le confort, par contre, peut se commercialiser. Le discours publicitaire entretient la confusion entre la satisfaction intérieure qu’apporte l’exercice de la liberté et la satisfaction physique que procure le confort corporel. La nature publicitaire, qui nous ressource et qui améliore notre santé, est vendue comme une liberté.

Le message est le suivant : notre liberté est conditionnée par notre bien-être. Nous n’avons donc pas la liberté d’acheter, puisque c’est l’acte d’achat, en nous procurant le bien-être, qui nous donne, a posteriori, notre liberté.
Voilà donc la propagande du paquet :
“Pour être libre, je n’ai pas d’autre choix que d’acheter.”

La montre digitale

L’horloge est la première machine complexe. Horlogerie est devenu synonyme de mécanisme et Dieu a été comparé à un grand horloger. L’horloge, maquette en réduction d’un univers conçu mécaniquement, fabrique le temps plutôt qu’elle ne l’indique, à l’image du cosmos dont les mouvements rotatoires engendrent la temporalité. Elle est un organisme vivant, et son tic-tac bat comme un cœur. Son cadran circulaire décrit le temps comme un cycle, dans la continuité des cycles journaliers et saisonniers, eux-mêmes expressions de l’horlogerie du système solaire. L’horloge intègre ainsi le temps humain dans l’ensemble plus vaste du cosmos.
Cette machine qui fonctionnait à l’énergie humaine (puisque c’étaient nos mains qui remontaient les poids) est remplacée aujourd’hui par la montre digitale dite à lecture directe. Le temps n’est plus concrétisé par le déplacement physique d’une aiguille dans l’espace, mais écrit. Nous ne participons plus à la méthode de mesure : nous n’avons que le résultat. Cette conclusion, qui masque son procédé, s’affiche linéairement, escamotant la dimension cyclique de la temporalité. La date complète naturellement l’heure. L’échelle temporelle n’est plus celle de la journée mais de l’année. Le temps ne tourne plus en rond, il a désormais une direction, celle de l’écriture.
Cependant cette écriture a dû s’adapter aux contraintes de l’électronique. Les chiffres se forment par activation de sept bâtonnets virtuels produisant une écriture bricolée. On dirait le balbutiement d’une graphologie nouvelle. L’avènement de l’informatique semble ainsi réinventer le monde. Les appareils photos numériques redécouvrent l’image à coups de pixels grossiers, les robots réinventent la marche en montant péniblement des escaliers comme des cosmonautes lourdement chargés. L’homme est apparu sur Terre avant les robots. Il a encore mis le pied sur la Lune avant les robots. Mais les robots se sont posés sur Mars avant lui.
L’aspect balbutiant de ma montre digitale ne doit pas me tromper sur sa haute précision. Capable de pénétrer le temps par centièmes de seconde, elle l’appréhende avant que ma conscience n’en prenne connaissance. Ma montre me précède dans le temps comme les robots précèdent l’homme dans la conquête de l’espace, ou les caméras précèdent le touriste dans la découverte des paysages. Depuis le futur, ma montre m’envoie l’heure comme un message. L’heure n’est plus un fait vécu, incarné par le visage de l’horloge, mais une simple information. Mon avenir, mon histoire sont devenus médiatisés.
Cette linéarité du temps revendique le progrès cumulatif qui prétend prolonger l’évolution de la vie, dans le mythe du remplacement de la nature par la technologie. Le temps qui s’écoule s’annonce comme celui d’une artificialisation graduelle.

La propagande exprimée par ma montre digitale pourrait se traduire ainsi :
“Autrefois, les sociétés vivaient dans un temps circulaire. Inconscientes de l’Histoire, elles répétaient en boucle les mêmes comportements. Aujourd’hui, les sociétés sont engagées dans un temps linéaire, celui du progrès cumulatif. Mais alors que les sociétés traditionnelles vivaient hors du temps, leurs sujets avaient une histoire personnelle dans un temps à échelle humaine. Aujourd’hui, l’artificialisation de la vie enlève au sujet son histoire propre en le dépossédant de toute participation, ce que lui signifie la médiatisation de l’écoulement du temps par un langage informatique. La seule histoire est désormais celle des machines. N’espérez plus avoir de vie quotidienne.”

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