Octobre à Paris
Un policier retraité est retrouvé noyé dans la Seine. Des noyés, la Seine en avait connu beaucoup le 17 octobre 1961. La répression de la manifestation parisienne des Algériens avait fait plusieurs centaines de victimes.
Un courrier anonyme rappelle le rôle joué par le policier dans ce massacre. Sa mort est-elle vraiment accidentelle ? D’autant qu’on dénombre plusieurs morts suspectes chez d’anciens policiers, tous mis en cause après le 17 octobre par un tract signé de « policiers républicains ».
Chloé Bourgeade, détective privée, va mener l’enquête, recueillir des témoignages poignants, croiser d’inquiétants nostalgiques, découvrir le rôle des calots bleus, et rechercher les auteurs du fameux tract.
Une page d’histoire lourde, aux résonances actuelles, que l’habileté de Gérard Streiff permet de transmettre avec légèreté. Une réussite.
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1
L’escalier de pierre donne sur le vide. On devine en aplomb une étendue d’eau noire. De part et d’autre de la volée de marches se tiennent des policiers, leurs visages disparaissent sous un large casque et d’énormes lunettes de motocycliste. Ils portent un manteau de cuir tombant sur de hautes bottes, brandissent des matraques. Des civils, des Maghrébins, en file indienne, gravissent l’escalier. Ils sont frappés, méthodiquement, les flics visent la tête, ils tapent pour tuer. Au sommet, ils précipitent les suppliciés dans le vide. Les corps virevoltent et s’écrasent sur la surface de l’eau dans un claquement sec.
Ce bruit réveille Chloé Bourgeade. Elle a un peu de mal à prendre ses marques, redécouvre sa cabine, en désordre. Le hublot donne sur la passerelle Mornay qui enjambe le bassin du port de l’Arsenal. Au loin, le ciel est parfaitement bleu. l’Andante, la péniche miniature qu’elle partage avec son ami Racine, se balance très légèrement. La jeune femme se lève. La cabine de son colocataire est fermée, il n’est pas du matin. Se dirigeant vers la cuisine-séjour, au niveau du pont, elle passe devant son miroir qui lui renvoie l’image d’une grande fille à l’air décidé. Elle se fait un sourire, fait mine d’ébouriffer sa tignasse mais sa brosse ultracourte lui résiste. Racine lui répète qu’elle a une allure androgyne (ce qui l’a tout de suite attiré, soit dit en passant.) Elle n’a pas d’opinion sur la question. Ce matin, elle se trouve supportable. Elle n’a plus ces cernes sous les yeux des derniers jours. Elle ne déteste pas ce visage pointu, ces yeux légèrement amandés, cette bouche généreuse. Elle vérifie au passage le petit tatouage qu’elle s’est offert ces derniers jours : en haut de la jambe, à l’intérieur de la cuisse, un petit chat noir est tout hérissé, membres tendues, queue dressée, griffes dehors.
Le café est vite expédié. Chloé quitte le port, traverse la place de la Bastille, embouteillée comme d’habitude, remonte le boulevard Richard Lenoir pour rejoindre le canal Saint-Martin. Direction, Le Sémaphore, l’agence « Enquêtes, recherches, filatures », où elle travaille depuis peu. Le Sémaphore se trouve quai de Valmy, dans un ancien immeuble industriel occupé aussi par diverses associations et des services municipaux. Les bureaux, qui donnent sur le canal, se trouvent à deux pas du métro Jaures.
Cette petite heure de marche matinale lui permet de faire le point. Elle se dit que son rêve est un dommage collatéral de la dernière enquête que lui a confié Marike Créac’h, la « patronne ». Les deux femmes avaient reçu ensemble leur client, Monsieur Leglay, Pierre Leglay, DRH dans une entreprise de « la grande distribution » (il ne tenait pas à ce qu’on cite sa marque). Son père, Bernard Leglay, était mort dans des conditions qu’il trouvait « étranges ».
Policier à la retraite, Leglay père s’était établi dans sa résidence secondaire devenue principale du côté de Caudebec-en-Caux. Grand amateur de pêche, il passait l’essentiel de son temps à taquiner ce qui voulait bien se laisser prendre dans cette courbe de la Seine. L’homme semblait en parfaite santé ; il connaissait bien le terrain. Or voici qu’on le retrouva noyé dans le fleuve. Il flottait là, les bras en croix, la face vers le ciel. Gonflé, bleui, il portait un énorme hématome au visage. Il avait glissé, dit un voisin.
Or, en mettant de l’ordre dans les papiers du défunt, Pierre Leglay repéra un courrier que son géniteur venait de recevoir, vu la date sur l’enveloppe, postée à Paris. C’était une photocopie, la reproduction d’un vieux tract, deux feuillets recto verso. Le texte, dactylographié, était intitulé : « Un groupe de policiers républicains déclare… » et portait la date du 31 octobre 1961. Il n’y avait pas de trace de l’expéditeur.
— À l’époque, mon père était un jeune collaborateur du préfet de police.
Le tract qui n’était pas signé évoquait avec force détails les différentes phases de la répression d’une manifestation parisienne des Algériens qui s’était tenue deux semaines plus tôt, le 17 octobre. Ses rédacteurs paraissaient bien informés, ils donnaient des noms, désignaient personnellement plusieurs responsables de l’appareil policier qui auraient supervisé et couvert – voire encouragé – ces crimes. Dont Leglay père.
Le client se demandait s’il ne s’agissait pas d’une vengeance dont l’origine pourrait remonter à la guerre d’Algérie. Il attendait du Sémaphore qu’on retrouve les auteurs du tract, l’expéditeur du courrier – sans doute le ou les mêmes personnes – qu’on établisse aussi le rapport qu’il pouvait y avoir entre ce « message » et l’accident qui coûta la vie à son père. « S’il s’agit d’un accident ».
Il est à peine 9 h 30 quand Chloé accède à l’agence, en pleine forme. Elle aime son job, ses collègues, l’ambiance du Sémaphore aussi, même si elle regrette que les bureaux soient en open space. Seules de minces parois plastifiées, à peine opacifiées séparent chaque espace de travail. La patronne, Marike Créac’h, n’a cessé de trouver des vertus à ce lieu, collectif, convivial, coopératif… mais elle est bien la seule à y croire. Toujours aussi pimpante et déterminée, Marike papote avec les deux autres collègues de Chloé, Armand Villemin, un quinqua aussi trapu que bougon, et Christian Traore, longiligne Franco-Malien, l’élégance faite homme. Pourquoi sont-ils devenus des « privés » ? Villemin aime fréquenter le mal, la face noire du monde. Traore se prétend défenseur de la veuve et de l’orphelin (il a un petit faible pour les veuves, c’est vrai), c’est « mon côté missionnaire ». Quant à Créac’h, elle fait des affaires. Point.
Ce matin, la discussion porte sur… Léo Malet. Traore n’en finit plus de compulser les œuvres complètes de cet auteur ; il vient de trouver, dans « Nestor Burma contre CQFD », les propos d’un flic qui qualifie les détectives privés de « louche racaille en lisière des lois, toujours à se f… de la police, avec leurs airs mystérieux, propres à exciter la jobardise des clients de ces officines qu’un gouvernement qui gouverne devrait balayer… » Cette formule de « louche racaille en lisière des lois » les fait tous beaucoup rire.
L’équipe est au complet, la réunion peut commencer. Très régulièrement, mais il n’y a pas de jour fixe pour cette opération qui se tient une ou deux fois par semaine, la bande des quatre (l’expression est de Villemin) fait le point sur les enquêtes en cours des uns et des autres. Cette semaine l’équipe se passionne en priorité pour la recherche d’Armand Villemin. Son client, Monsieur Tosel, de Saint-Ouen, compte sur Le Sémaphore pour retrouver sa virginité, si l’on peut dire. Son affaire est des plus étranges. Au retour d’un déplacement, Tosel a découvert le cadavre de sa femme, recroquevillé dans le couloir de la cuisine, carbonisé. Problème : pas de trace d’incendie dans l’appartement. Il a passé quelques heures en garde à vue. La police a établi que la victime était seule dans l’appartement au moment des faits et l’a libéré. Mais il sent bien que son entourage n’est pas convaincu par l’explication officielle (un accident domestique !). Les voisins le regardent d’une drôle de manière ; il reste suspect à leurs yeux. Il demande donc l’aide du Sémaphore. Il a besoin de comprendre, et de convaincre. Lui pense à un suicide par le feu. Villemin est perplexe, il penche pour la piste de l’autocombustion. Sa thèse suscite bien sûr quelques remarques sarcastiques de ses collègues, Chloé y compris, mais il s’y accroche et se justifie. Il ne peut s’agir d’un incendie, l’appartement n’en porte aucune trace. L’idée du suicide, donc de l’immolation, ne marche pas non plus, l’immolation aurait provoqué des dégâts, or le corridor est préservé et il n’y a aucun produit inflammable sur place. Au contraire, une bouteille d’eau, en plastique, à demi remplie, se trouvait, intacte, près du corps. La seule trace de combustion proche venait de la poubelle. Alors ? Villemin propose le scénario suivant. La victime commet une maladresse, genre un mégot dans la poubelle. Celle-ci prend feu. La dame s’affole, veut éteindre (d’où la bouteille d’eau), mais elle chute. Peut-être était-elle de santé précaire, en tout cas elle était obèse, et très portée sur l’alcool. Elle s’effondre, elle meurt. Au contact de la poubelle, ses vêtements prennent feu, à bas bruit si l’on peut dire. Puis le feu s’attaque au corps, il couve, nourri qu’il est par la graisse et par l’alcool, et ravage la femme !
Chloé n’est pas convaincue. Traore ajoute que le mari aura bien du mal à accepter cette piste, et plus encore à en convaincre ses proches. Mais Marike se laisse séduire par l’argumentaire de Villemin et l’encourage dans sa recherche.
2
Au tour de Chloé de parler de son enquête, une investigation hors norme, un peu « grand angle », comparée aux récits de ses collègues mais Marike sait le goût de la jeune femme pour l’Histoire, la grande justement. Thésarde, puis journaliste, elle s’est déjà à plusieurs reprises coltinée à des enjeux de ce genre.
Ce n’est pas sa première enquête mais c’est peut-être la plus troublante. Elle s’est mise à ce dossier avec passion, dévorant des livres, visitant les lieux du drame (les bords de Seine, en face du quai des Orfèvres ou au pont de Neuilly), rencontrant des acteurs de cette guerre qui ne dit pas son nom. Sa visite de premiers témoins semblait réveiller chez eux une émotion spontanée, comme si les événements avaient eu lieu la veille. Comme si toutes ces années passées avaient perdu leur pouvoir d’effacement, d’atténuation. Elle s’est vite rendu compte qu’elle réveillait des fantômes, agaçant les uns, en excitant d’autres. Chloé évoque de petits incidents qu’elle relie à l’enquête.
« Petits, petits…, commente Marike, disons que ça commence à faire… »
Une lettre, anonyme évidemment, lui demandait de ne pas remuer « ces vieilles histoires ». Un message, sur son répondeur, lui disait, d’une voix calme : « C’est pas une bonne idée, votre nouvelle enquête ». Pas de numéro d’appel, bien sûr.
Comment ces gens étaient-ils au courant de ses recherches ? (Chloé n’avait rien dit de ces menaces à Racine, il allait encore la traiter de parano.)
L’équipe réagit. Traore pense que les premiers témoins rencontrés par Chloé ont pu bavarder, les nouvelles vont vite dans certains milieux. Pour Marike, c’est le métier qui rentre, mais elle ajoute :
— Et puis il y a eu cette visite au bureau l’autre jour.
Villemin et Traore étaient sur le terrain ; Marike, accaparée par un interminable appel téléphonique, n’avait rien remarqué. Un type est entré au Sémaphore, sans bruit, a déposé sur le bureau de Chloé le courrier en disant : « Le facteur m’a donné ça pour vous. » En fait, on apprendra plus tard qu’en croisant le préposé dans le hall, il lui avait affirmé qu’il était de l’agence et qu’il pouvait se charger d’y apporter les lettres.
C’était un vieil homme, très droit, plutôt élégant, genre sportif à la retraite, les mains gantées (Chloé, sans bien savoir pourquoi, pensa à du pécari). Il avait une tête puissante, inquiétante plutôt, un crâne légèrement oblong, une forme de crâne qui lui fit penser à un homme politique mais sur le moment, elle ne retrouvait pas le nom du politicien. Son visiteur était complètement chauve et ses yeux étaient étonnamment bridés dans un visage d’Européen. « Alors, c’est vous ! » sembla s’étonner l’individu. Chloé se demanda ce qu’il voulait. L’autre la dévisagea, immobile, inspecta son bureau. Il dut s’apercevoir qu’elle n’était pas seule, sans doute entendit-il les échos d’une conversation téléphonique dans le bureau voisin. Il repartit sans un mot. Le temps que Chloé réagisse, coure vers l’entrée, il avait disparu.
— C’est peut-être sans rapport avec l’enquête ? euphémise Traore. Un client timide ? un prétendant ?
Marike Créac’h prit l’incident au sérieux et décida que la porte d’entrée serait désormais verrouillée.
Chloé évoque le courrier reçu par Leglay, ce « tract » dont le client lui a laissé une copie. Sa lecture l’a estomaquée. Elle avait déjà pas mal lu sur la manifestation indépendantiste d’octobre 1961, sa répression féroce, mais elle ignorait que des flics, ainsi que se présentaient les auteurs du texte, s’étaient adressés à d’autres flics à cette occasion.
« Quel crédit accorder à ce document ? hésite Créac’h. Des policiers qui dénoncent le massacre, qui distribuent en douce un tract dans les casiers de pandores ? Cela paraît tout simplement impensable. »
Chloé comprend les doutes de la « patronne » ; elle ajoute cependant qu’il y a quelque chose de plus insolite encore.
Dans le tract figure le nom de Leglay. Elle lit : « Les tortionnaires jetèrent des dizaines de leurs victimes dans la Seine qui coule à quelques mètres.(…) M. Papon, préfet de police, et M. Leglay, de la police municipale, assistaient à ces horribles scènes ».
Elle laisse passer un ange noir avant de poursuivre :
— On se souvient des conditions dans lesquelles le père de mon client est mort.