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Temps mort

Dans la vie comme en sport on devrait avoir le droit quelquefois de mettre les mains en T et dire : Temps mort !

Les figures de ce roman vivent cette période de trouble, douloureuse, inquiétante, nécessaire pourtant. Faire le point, se (re)trouver pour continuer à vivre. Ni guéries, ni consolées, ni plus fortes ou meilleures mais en partie apaisées.

Le couple et la famille, le désir et la lassitude, l’effet du temps sur les sentiments…

Après sa trilogie de l’intime (Charles, Trous de mémoire et Dans le creux du temps), Jean-Michel Béquié poursuit, sous un nouvel angle, son exploration des relations humaines.

Sa construction narrative suit les méandres de la mémoire jusqu’au présent.

 

 

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Bleue et jaune.
Pas de vert.
Pas encore.
Pas comme dans Petit-Bleu et Petit-Jaune, Leo Lionni, l’École des loisirs 1970. (Si vieux que ça ?).
Pas d’enfant.
Il ne s’agit pas d’histoire pour enfants, encore que.
À noter que le premier verbe apparaît à la septième phrase, elles ne sont pas longues mais quand même.
C’est le verbe « agir » : c’est dynamique.
En ajoutant un « v » au début du mot, on change considérablement le sens, ça fait moins sérieux, qu’il s’agisse des cris du nouveau-né, du lièvre ou du crocodile, si j’en crois mon dictionnaire. Je le crois.
Ce sont deux voitures, une Citroën C3 bleu nuit, 92 000 kilomètres au compteur, bon état, Marianne l’entretient bien. Elle n’éprouve pas de passion particulière pour sa voiture, elle en a besoin pour son travail, elle aime l’ordre, la propreté. L’autre est une Renault Modus jaune moutarde qui dépasse les 250 000 kilomètres mais elle n’appartient pas à Damien, un ami la lui a prêtée pour la journée et, bien que la carrosserie porte plaies et bosses d’un vieux matou, Damien roule très prudemment. Il n’ira pas jusqu’à nettoyer les sièges tachés, débarrasser le plancher des papiers et cannettes qui prolifèrent mais il est respectueux de la propriété d’autrui. Damien, dans l’ensemble, est quelqu’un de respectueux. Quand il voit la C3 bleu nuit déboucher d’une rue à droite, il ne sait pas qui a la priorité, dans le doute il cède le passage. Les deux voitures prennent une direction différente, elles ne sont pas appelées à se revoir. Leurs conducteurs, si, mais pas tout de suite.
Marianne peste contre cet abruti dans sa bagnole-lego qui ne prend pas sa priorité et la ralentit. Elle passe donc et accélère.
Damien observe la C3 avec le flegme et la courtoisie qui lui sont propres. Il accélère à son tour, prudemment, il rendra la Modus à son ami sans avoir ajouté de nouvelles bosses, même si, à vrai dire, on s’en moque un peu. Quoi qu’il en soit, nous ne pouvons le suivre pour l’heure puisque nous accompagnons Marianne, qu’ils vont dans deux directions opposées, et que de plus, nous ne sommes pas près de retrouver Damien avant longtemps. Il aura d’ici-là l’occasion d’emprunter à nouveau la Modus, voire d’acheter son propre véhicule.
Elle n’est pas pressée, Marianne, pas en retard, elle est ronchon. C’est le matin, elle n’est pas du matin. Dans ses vœux elle demande pourtant à travailler le matin, sinon elle dort tard, perd sa matinée, la journée passe, elle n’a rien fait. Elle a besoin de beaucoup d’heures de sommeil, si on lui en ajoutait trois ou quatre à ses vingt-quatre réglementaires ce serait parfait. Elle ne le dit pas, elle sait ce qu’on lui répondrait, Ah ben tout le monde manque de temps ma vieille. En plus, elle, ce serait pour dormir. Difficilement avouable. Pas glorieux dans ce monde où il faut avoir l’emploi du temps le plus chargé, plein à craquer même si la bourre est composée de choses futiles, Et bon courage ! Bon courage pour affronter ta journée toute ordinaire au lieu de Belle journée ! Et pourquoi belle, c’est nouveau ça, comme si Bonne journée ne suffisait pas. Trop guilleret, on n’est pas là pour ça. Cela ne dure pas, elle n’a pas mauvais caractère, juste ronchon le matin, le genre de fille à qui on laisse prendre sa douche, son café, sa tartine avant de lui dire Bonjour chérie, comment vas-tu ce matin ? C’est la mise en route qui est laborieuse, ensuite elle est agréable à vivre. Ses collègues ne connaissent d’elle que son sourire, son humeur égale.
Elle gare sa voiture dans le parking réservé aux professeurs, entre dans le lycée par l’arrière, réservé aux professeurs, et va dans la salle des profs réservée aux professeurs. Que de privilèges. Mélanie lui offre une tasse de café comme si elle avait guetté son arrivée, lui propose une assiette de biscuits secs. Mélanie est une petite boulotte aux cheveux gris coupés au bol, elle a toujours des gâteaux à offrir, faits maison ou achetés. C’est elle qui est désignée quand il faut organiser une collecte pour mariages, décès, naissances, départs à la retraite. Ce pourrait être un boulot à plein temps mais il se trouve qu’elle enseigne par ailleurs l’économie. Elle est aussi volubile que discrète sur sa vie privée. Marianne l’imagine vivant avec sa vieille maman et deux chats trop nourris, mais pour ce qu’elle en sait, Mélanie s’envoie peut-être en l’air avec des hommes rencontrés sur des sites de rencontre ou dans des clubs échangistes, voire SM. Marianne pense très peu à la vie privée de Mélanie.
Elle récupère son courrier dans son casier ; trois devoirs en retard, une demande de rendez-vous des parents de Bilal (qu’ils fassent la démarche, va peut-être faire bouger les choses). La première sonnerie retentit.
– Adèle, dit-elle en s’adressant à une grande femme maigre tout en nez et boucles brunes, c’est toi la prof principale de Bilal ? Les parents demandent un rendez-vous. Tu me diras comment ça se passe dans les autres matières.
Adèle acquiesce du nez et sort en faisant claquer ses hauts talons. Et voilà, c’est parti, une journée de plus.
Ses élèves n’imaginent certainement pas une Marianne ronchon ou bougon (pas sûr qu’elle existe davantage dans leurs pensées que Mélanie dans les siennes), c’est une prof joyeuse, vive, qui aime faire partager son goût de la littérature. Elle y parvient plutôt bien et ceux qui demeurent réfractaires n’ont aucune envie de perturber les cours. C’est parti, une journée de plus. Elle ne le pense pas comme ça. Un peu tout de même. Enseigner c’est assez répétitif, même si, comme on sait, les élèves changent tous les ans, et les programmes presque autant. N’empêche. Pourquoi ne reprends-tu pas ta thèse ? lui demande Jean. Parce que ce qu’elle aime c’est la littérature, c’est la vie, pas la poussière universitaire, le petit cercle d’initiés qui tire gloire d’appartenir à un petit cercle d’initiés, prêts à se tirer dans les pattes les uns les autres, pour reproduire avec les étudiants le même modèle, alors là, la reproduction on y est à plein et Bourdieu on ne peut mieux dire, alors que la littérature c’est la vie, dans toute sa complexité, joyeuse, triste, tragique, dérisoire, émouvante, la vie qui vit, il comprend Jean ? Alors pourquoi il lui pose la question encore et encore ? Elle trouve qu’elle exagère de s’en prendre ainsi à Jean (qui heureusement pour lui n’est pas là), il n’est pas si insistant. Un peu, parfois. Ce qui l’agace c’est qu’il ne s’applique pas ses conseils à lui-même. Nuance, dirait-il en dressant l’index (et ça par contre ça l’insupporte, on dirait qu’il va énoncer une vérité de première importance, ou plus simplement rappeler un truisme à ses élèves), lui est pleinement satisfait d’enseigner les SVT (Sciences et Vie de la Terre), il n’ambitionne rien de plus. Mouais, et d’un elle n’est pas sûre qu’il dise vrai, et de deux elle n’aime pas trop le verbe « ambitionner », et de trois il n’est toujours pas là donc elle ne peut pas répliquer. Si elle est honnête (elle l’est parfois, comme tout un chacun, quelquefois même avec elle), est-ce que ce n’est pas aussi sa soumission à sa mère (Alors là, tu y vas fort, on ne peut pas dire qu’elle t’encombre, on la voit quoi, une fois tous les deux mois ? Ce n’est pas une question de fréquence, c’est un état, et baisse ton index s’il te plaît) qui la contrarie, et le fait que la susdite les a invités pour le week-end ? Hou-là ma vieille t’es plus que ronchon ce matin. Quitte à être honnête (et plus que ronchon), l’invitation de Clément et Julie ne l’enchante pas non plus, même si Nathalie et Seb seront aussi présents, elle les aime bien, non pas qu’elle ait quelque chose à reprocher à Clément et Julie, ou si peu. Bizarre les couples, pourquoi Clément et Julie pour l’un, Nathalie et Seb pour l’autre ? Elle a son idée sur le sujet mais la garde pour elle. Clément est un copain d’enfance de Jean. Prof de philo, il a tendance à prendre beaucoup de place, il aime s’écouter parler, peu de domaines échappent à sa sagacité. Cette manie qu’ont les profs de philo de s’appeler « philosophes » lorsqu’ils parlent d’eux ou de leurs collègues ! Ridicule. Jean ne se prétend pas plus « scientifique » parce qu’il enseigne les SVT qu’elle ne se réclame « écrivaine ». Pour elle c’est une évidence, elle n’a rien publié, alors que les idées, les débats fumeux… Clément peut être pénible, il est aussi gentil, drôle parfois, un vrai ami pour Jean. N’empêche que ce n’est pas un hasard si Julie passe en second. Ces soirées entre profs, c’est lassant, elle ne comprend pas comment Seb a encore le courage de les supporter, lui qui est le seul à ne pas l’être. Est-ce pareil pour tous les milieux professionnels, ces discussions qui se répètent, même humour vaguement potache, mêmes indignations, dénigrer la hiérarchie, déplorer les conditions de travail, partager des convictions communes, comme c’est étroit. Seb travaille le bois, entre menuisier et ébéniste, il est doué, réalise de belles choses, meubles, aménagements, on l’écoute toujours avec intérêt, avant de revenir à l’enseignement. Gentil garçon, il redevient silencieux, Marianne espère qu’en imagination il s’échappe.
Heureusement qu’elle a ses projets. Allez, c’est parti, dépêche-toi, les élèves doivent t’attendre.

– Qu’est-ce qu’on apporte chez Clément et Julie ?
– Du vin ?
– Original !
Jean lève la tête, hésite, ne dit rien.
– On est attendus à quelle heure ? reprend Marianne.
– Vers 19 h 30, c’est un apéro…
– Dînatoire, complète-t-elle.
Jean baisse les yeux, très intéressé soudain par l’article qu’il peine à lire depuis une heure.
Apéro-dînatoire, rien que le nom ! Fichue mode, pense Marianne, qui sous prétexte de faire simple évite de préparer des plats que l’on aurait plaisir à manger, donc chips, houmous et tatzikis industriels, tartes aux pâtes prêtes à dérouler (pour faire encore plus simple), pas trop de légumes (compliqué), mais fromages, charcuteries. Simple, nourrissant. Accompagné de beaucoup de vin, rouge de préférence, de qualité moyenne. À quand assiettes et gobelets en carton ? Ah non, cela lui sera épargné, tout le monde autour de la table étant écolo-responsable. Mais quelle garce, se dit-elle, aujourd’hui seuls ses collègues et élèves auront droit à la gentille Marianne ?
– Ça te pèse d’y aller ? demande Jean prudemment.
Un instant elle craint d’avoir pensé à voix haute.
– Clément, poursuit Jean, parfois il peut être un peu…
Gros con ? Elle le laisse chercher.
– … fatigant avec ses discours, finit-il par trouver.
Pauvre Jean ! Il fait de son mieux. « Pauvre Jean », plus de pitié que de passion. Elle va lui ébouriffer les cheveux comme à un gentil gamin, c’est ça qu’elle ressent pour lui, tendresse, affection et… pitié ? Elle n’aime pas trop ce genre d’introspection. Clément est son ami, elle doit respecter l’amitié et l’ami et ne pas placer Jean dans une position inconfortable. De plus Clément n’est pas antipathique, elle l’apprécie moins qu’il ne s’aime lui-même, mais sur ce terrain-là aussi il écrase la concurrence.
– Tu ne trouves pas que c’est toujours un peu pareil ? tente-t-elle.
– Qu’est-ce que tu veux dire ?
– Eh bien – chercher des exemples la fatigue –, tu ne vois vraiment pas ?
– Non, je ne vois vraiment pas.
Elle sent l’agacement dans sa voix. Petit Jean se rebiffe. Ça lui redonne courage.
– On va arriver, Clément va faire une blague sur ton pull, quel que soit celui que tu auras choisi, Julie s’excusera car elle n’a pas eu le temps de préparer grand-chose, elle a dû acheter tout fait, avec les enfants n’est-ce pas, Clément ironisera en expliquant le sens du mot « simple », on a tous des emplois du temps saturés, on va pas se prendre la tête pour le repas, sans préciser qu’il n’a en rien aidé Julie avec les enfants ou les courses, tu comprends, corriger une copie de philo ça prend un peu plus de temps qu’un devoir de SVT. C’est sûr, approuvera Nathalie, l’important c’est de passer un moment ensemble. Un « bon » moment, espérons-le, ajouteras-tu, et Seb sourira par politesse. Je continue ?
Jean hésite. Entre quoi et quoi ? Se taire ou répondre ? La prendre dans ses bras ou lui tourner le dos ? Abdiquer, se rebeller, se disputer, s’excuser…
– Je ne savais pas que c’était à ce point.
– Je suis fatiguée, admettons que je n’ai rien dit. Profite de ta soirée.
– Tu ne viens pas ?
– Je m’en voudrais de rater le festin.
– Je prends cela pour un trait d’humour destiné à détendre l’atmosphère. Objectif atteint, nous voilà en parfaite harmonie.
Pas de dispute, mais il lui en veut. Elle n’a rien dit qu’elle ne pense pas. Elle ne tient pas à envenimer les choses, pas prétendre non plus que tout est pour le mieux (dans le meilleur des mondes, merci Clément, n’oublie pas « possibles »). Elle hausse les épaules et retourne à son ordinateur.
– Je croyais que tu aimais bien Nathalie et Seb ?
Oh, oh, Petit Jean ne lâche pas ce soir.
– J’aime bien Seb et Nathalie, et aussi Julie et Clément…
– Quoi ?
– Tu ne t’es jamais demandé pourquoi Clément et Julie, Nathalie et Seb et non l’inverse.
Jean réfléchit.
– Peut-être parce que je connais Clément depuis l’adolescence et que j’ai rencontré Nathalie bien avant Seb.
– Peut-être…
– Quoi ?
– C’est vrai que ce sont d’abord tes amis.
– De même que Julie et Seb.
– Par ordre d’apparition ?
– Et je pensais qu’ils étaient également les tiens.
– Comme Muriel, Justine, Laurence, Florent sont tes amis ?
– C’est différent, tu aimes les voir sans moi.
– Pas nécessairement. J’aime en effet voir mes amis individuellement et pas toujours en bande.
– Si à six on est une bande !
– Dès qu’on est plus de deux… Admets que les relations sont différentes. L’un n’exclut pas l’autre. Il t’arrive aussi avec Clément de vous voir tous les deux.
– C’est toujours ça de gagné pour toi.
– Tu ne devrais pas t’essayer à l’humour.
– Ce n’était pas de l’humour.
– Le cynisme ne te sied pas.
– Ne me sied pas ?
– Ça c’était de l’humour.
– Tes amis sont tellement intéressants !
– Tu ne me feras pas entrer là-dedans, Jean, arrête !
Jean soupire bruyamment, reprend son journal, le repose sur la table.
– Pourquoi est-ce si difficile de se parler en ce moment ?
Marianne ne lève pas les yeux de son écran d’ordinateur.
– Si tu as quelque chose à me reprocher, dis-le.
– Je n’ai rien à te reprocher, répond Marianne, toujours captivée par son ordinateur.
– Exactement ce que tu m’as répondu il y a trois semaines, avant de reconnaître que je t’avais blessée en ne te proposant pas de m’accompagner chez Claire.
– Ce n’était pas un reproche.
– Un non-reproche dont je n’ai pas fini d’entendre parler.
– Tu te trompes. Quand j’ai dit ce qui m’a troublée, c’est terminé, je n’y reviens plus.
« Si seulement ! » Jean hausse les sourcils mais ne se laisse pas embarquer sur le chemin de traverse : Alors dis maintenant ce qui te trouble, ça nous fera gagner du temps.
– Il n’y a rien, je te l’ai dit.
Jean écarte les bras en signe d’impuissance. Soupir, haussement de sourcils, bras écartés, il va bientôt arriver au bout de la gestuelle idoine.
– Je ne sais même plus pourquoi nous avons cette conversation, si on peut l’appeler ainsi, d’où nous sommes partis.
– D’un apéro-dînatoire, je crois bien. J’ai commis l’erreur d’exprimer quelques réserves. Je n’aurais pas dû, je te prie de m’en excuser. Ce sont tes amis, comme tu me l’as rappelé, fort à propos, et je ne veux ni t’en priver ni te mettre mal à l’aise. Vas-y, passe une bonne soirée, j’ai du travail, je préfère rester finalement, n’en faisons pas toute une histoire.
Jean inspire en jetant un regard ulcéré de côté (Il lui en restait en stock).
– Merci, l’envie m’en est passée. Je reste aussi.
– Ah non, on va occuper la soirée à s’éviter en boudant chacun dans son coin. Allons-y, on ne sera pas tenus de se parler. Pour autant que Clément nous accorde quelque temps de parole.
« Peste ! », pensent-ils tous deux et l’espace d’un instant ils sont sur le point de partager une complicité, mais chacun éteint vite l’étincelle qui brille dans ses yeux.
– Désolé si nous ne sommes pas intéressants.
Marianne ne mord pas à l’hameçon.
– Si nous sommes répétitifs.
Tu ne m’auras pas.
– Lassants.
Elle lève les sourcils (elle sait faire elle aussi).
– Des petits profs.
– Oh ça va, j’en suis une aussi (Et merde !).
Curieusement, Jean n’en profite pas ; il semble fatigué à son tour. Peut-être est-il lui aussi à ce stade où tenter de s’expliquer devient une perspective décourageante, harassante, remonter si loin, fouiller, excaver les mêmes sempiternels décombres, gravats qui chutent inlassablement, reprendre ce qui a été dit cent fois, jamais compris, ou si fugacement, se répéter, s’empêtrer, s’ennuyer soi-même, est-ce cela qu’il éprouve, est-ce pour cela qu’il laisse tomber, sont-ils au-delà des disputes ? Elle ne sait pas pourquoi elle est si sombre, ce n’est pas ce qu’elle éprouve pour Jean, ce n’est pas non plus ce qu’il ressent, elle n’en doute pas, il suffit de sourire, s’approcher, prendre son visage entre ses mains, l’embrasser. Alors pourquoi ne le fait-elle pas ?

– Entrez, entrez. Oh oh (il a tendance à doubler ce qui est sans intérêt, heureusement ce n’est pas systématique), du vin, bonne idée ! Tu te la joues Léo Ferré ce soir ?
Jean crispe un sourire, il a passé un vieux polo Lacoste noir avant de partir. Dans le salon, Max et Lili, cinq et sept ans, sont d’autant plus heureux de les voir qu’ils avaient ordre d’attendre leur arrivée pour se servir dans les assiettes disposées sur la table. Ils ne s’appellent pas Max et Lili (Marianne trouve qu’ils leur ressemblent, Jean n’est pas « expert ») mais Louise et Maël. Clément et Julie sont les seuls à être parents, ce qui explique que ce soit chez eux que l’on se retrouve souvent. Ce qui n’explique rien du tout pour Marianne, les baby-sitters ça existe. C’est cher ? En effet, avoir des enfants, ça coûte cher, de bien des façons, ce pourquoi Nathalie et Seb hésitent encore (pas pour longtemps, elle en mettrait sa main au feu – c’est une image –, plus exactement c’est une expression qui remonte au Moyen-Âge et sincèrement on est heureux d’avoir trouvé d’autres procédures pour prouver sa bonne foi) ; quant à eux, le sujet a été évoqué bien sûr, il a même été sur le devant un temps, pas à l’ordre du jour en ce moment. Non qu’ils profitent d’être encore sans enfants pour sortir, faire des voyages ; leur existence lui semble se rétrécir, quand ils auront des enfants, ils seront prêts, n’auront pas à subir de profondes transformations dans leur mode de vie. Ben tiens ! N’empêche que s’ils se retrouvaient plus souvent avec leurs amis au bistrot ou au cinéma, leurs discussions seraient sans doute plus variées. Ou pas. Passées quelques instants à parler du film, de la pièce de théâtre, ne reviendraient-ils pas à leurs sujets habituels ? Pour l’heure, Seb parle d’une bibliothèque qu’on lui a commandée, sur mesures, de belles dimensions pour habiller tout un couloir, de part et d’autre, dans un hôtel particulier, en bois d’alisier, mais il est encore tôt, son heure sera bientôt passée. Outre le fait que la confection va l’occuper plusieurs semaines et lui éviter tout souci financier pendant des mois, c’est la conception du projet qui l’intéresse car, en complément de la longue bibliothèque du couloir, il doit également réaliser un meuble assez complexe dans le même bois, partie vaisselier, partie bibliothèque à nouveau qui encadre sans l’étouffer (là réside la difficulté) une fenêtre intérieure. L’ensemble est entièrement chevillé et doit allier puissance et légèreté.
– Il y a une chose que je ne comprends pas, intervient Jean.
– Heureux homme ! dit Clément.
– Pourquoi ?
– S’il n’y en avait qu’une en ce qui me concerne, je me considérerai plus que satisfait.
– La modestie ne te sied pas, Clément, dit Marianne, ça sent son Tartuffe.
– On ne dira pas que c’est immérité.
Clément, beau joueur, a un sourire sincère tandis qu’il ouvre les mains comme s’il rendait les armes.
– Marianne s’est piquée ce soir d’être l’arbitre des élégances (Pétrone, premier siècle de notre ère, ainsi défini par Néron), dit Jean, elle veut bien indiquer à chacun ce qui lui sied et ce qui ne lui sied pas.
Il n’a pas oublié mais c’est dit sans méchanceté. Les autres devinent le contentieux et, prudents, ne relancent pas.
– Je ne comprends pas, reprend Jean, comment tu peux faire ça tout seul, vu les proportions, hauteur, longueur…
Seb a un rire amusé.
– Je ne vais pas livrer les meubles d’une pièce. Personne ne le peut. Je vais les monter sur place, mais c’est un sacré boulot. Ça demande une organisation irréprochable, c’est un des côtés du métier que j’adore. De plus, travailler de l’alisier, ce n’est pas donné tous les jours. J’aime travailler seul dans mon atelier ; là j’en ai pour des semaines à voir les volumes prendre forme, s’assembler dans mon esprit avant d’être sur place ainsi que je l’avais imaginé. Espérons-le, sinon je suis mal.
– La perspective de semaines seul dans ton atelier ne t’effraie pas ?
– Au contraire, c’est plutôt grisant d’être seul aux commandes de A à Z, tout concevoir, organiser, décider, réaliser… Attends, c’est pas prétentieux ce que je dis, bien sûr je prends conseil, je m’instruis à chaque commande ; c’est être seul responsable que j’aime.
– C’est sûr que pour nous c’est bien différent !
– Ça doit être pas mal des fois de travailler du bois. C’est silencieux, on peut y aller au marteau, on peut raboter…
– Arrête de rêver.
Seb sourit, son tour est passé ; il s’enfonce dans le canapé, la curiosité qu’on lui a manifestée n’ira pas au-delà, cinq contre un, il n’a pas l’esprit de compétition. Même dans son art il n’entre en rivalité avec personne, il est face à lui-même et essaie de correspondre à ce qu’il attend, ou espère. Marianne ne veut pas s’inclure dans les « cinq », elle déplore chez ses collègues, en général, une étroitesse d’esprit qui, en dépit des discours, les rend peu attentifs aux autres. Elle se souvient d’une soirée où un couple d’enseignants racontait (elle dit « pérorait ») leurs trois semaines passées en Corée (du sud…) cet été-là. À la table, le mari d’une prof de SVT, collègue de Jean, se rendait plusieurs fois par an en Corée depuis presque dix ans. Il avait été chercheur scientifique spécialisé dans la fabrication de papier, aujourd’hui responsable commercial d’une grande entreprise en Corée, Japon, Brésil, Mexique… Un commercial en quelque sorte pour les profs réunis, quelqu’un en tout cas qui avait à voir avec la finance, dont l’expérience devait se limiter aux grands hôtels et déjeuners d’affaires, rien qui présentât le moindre intérêt, alors que les discours tirés du Routard et de Wikipédia des troisemainistes retenaient toute l’attention : on était en terrain connu de l’inconnu. Personne n’eut la curiosité de demander si au cours de ses voyages l’homme d’affaires/scientifique visitait des temples, des églises, fréquentait des lieux inconnus des guides ; on ne se retrouvait pas dans son point de vue, on y restait indifférent, a priori. Elle avait éprouvé cette amertume mais, pas plus que les autres, ne l’avait sollicité pour ouvrir le récit convenu des troisemainistes. Avait-elle été la seule à ressentir l’absurdité de la situation ? Cela serait étonnant. Rien ne lui est plus étranger que se sentir supérieure (façon de parler), pourtant c’est ce qu’elle ne cesse de faire depuis ce matin, elle en est consciente et ne peut s’en empêcher, et le fait qu’elle soit seule à le savoir n’est pas une consolation.
Seb est bel homme. Grand, élancé, cheveux blonds bouclés, yeux sombres et chauds, des mains délicates, une ossature fine, naturellement élégant. Discret, peu bavard, répond volontiers aux questions qu’on lui pose, s’efface quand son temps est écoulé. Réservé sur les sujets politiques qui agitent les conversations, passée la première bouteille. Non qu’il n’ait pas d’opinion, pense-t-elle, mais parce qu’il juge superflu de la faire connaître. Les autres ne se privent pas de l’exprimer, reprenant leurs sempiternels différends sans les résoudre. Ce n’est d’ailleurs pas le but, il est plus confortable de connaître les arguments de l’adversaire, cela évite de chercher de nouvelles réponses, pour autant que l’on puisse parler d’adversaires, tous étant de gauche comme il se doit. On pourrait lui faire remarquer que nul ne détestait plus l’OCI que la LCR, sinon peut-être le MPPT ; personne ne suivant ses pensées, elle s’en charge elle-même, se demandant si elle doit s’inclure dans ces débats stériles. De moins en moins, juge-t-elle. Elle tente d’imaginer Seb dans son atelier sans y parvenir, pourquoi n’est-elle jamais allée lui rendre visite, alors qu’elle est sincèrement intéressée par son travail et que l’atelier est à dix minutes seulement de chez elle ? Elle a plus de facilité à se le représenter dans l’intimité avec Nathalie, ses longues mains sur son cou, sous sa jupe… C’est même suffisamment précis pour la gêner. Un peu. C’est amusant aussi. Et excitant, un peu. Est-il différent quand ils sont tous les deux : bavard ? Autoritaire ?
A contrario ; Clément est disgracieux (ce n’est pas qu’elle en a particulièrement contre lui, c’est un fait), petit nez, longues oreilles, visage porcin accompagné d’un début de double menton, membres et mains courts et épais, rougeaud, la peau luisante (j’arrête là !). Personnalité et physique sont à l’exact opposé (doit-il penser), le raffinement se présente sous une apparence vulgaire. Est-ce ce qui l’a conduit à privilégier l’activité intellectuelle ? C’est possible mais de peu d’intérêt en ce qui la concerne.
Quant à Jean, il est incontestablement plus séduisant que son ami d’enfance vis-à-vis de qui il manifeste depuis toujours un inexplicable sentiment d’infériorité. Clément est intelligent, brillant même, elle ne le nie pas, mais Jean l’est également, de façon moins ostentatoire. Elle l’observe, qui discute en aparté avec Julie, il s’est détendu, il est réellement attentif aux propos de Julie, sans aucune trace de séduction, pas seulement parce qu’elle est la femme de son ami. Il est honnête, droit, pas même conscient du charme qu’il dégage. Ce sont des qualités qu’elle a toujours appréciées chez lui, qui, avec le temps, semblent perdre de leur consistance. Il a indubitablement davantage de qualités que de défauts, et cela apparaît parfois comme une faiblesse. On lui souhaiterait plus d’aspérités, on l’aimerait parfois plus impétueux, Jean, plus imprévisible. On, c’est-à-dire moi, reconnaît-elle.